
La filière automobile a su habilement s’immiscer dans le processus législatif concernant les prescriptions des émissions de CO2 des véhicules. Ce texte présente les réglementations spéciales dont bénéficient les importateurs, ainsi que les pratiques troubles auxquelles ils recourent pour continuer à inonder le marché de véhicules polluants et surdimensionnés.
Contexte
Depuis 2012 les importateurs automobiles suisses paient des amendes si leur flotte dépasse certaines limites d’émissions de CO2. Pourtant, les véhicules lourds, surmotorisés et gros émetteurs de CO2 sont en augmentation sur les routes et les émissions normalisées des voitures de tourisme neuves repartent à la hausse depuis 2016 [1].

En 2018, plus de 30 millions de CHF ont été payés par les importateurs à titre de sanctions. Deux d’entre eux s’acquittent à eux-seuls de plus de 70% de cette somme : FCA Switzerland SA, et Mercedes Benz Suisse SA [2]. Mais ces sanctions sont dérisoires en comparaison des chiffres d’affaires annuels de ces groupes, qui se comptent en milliards de francs [3]. De plus, ce système n’a aucune influence sur le choix du consommateur puisque ces amendes ne sont réglées que lors de la première immatriculation du véhicule et ne sont pas répercutées sur le prix de vente au consommateur. Pour couronner le tout, les recettes provenant des sanctions sont versées au fond pour les routes nationales et le trafic d’agglomération (FORTA).
Les importateurs d’automobiles et leurs lobbyistes à Berne tentent par plusieurs moyens d’affaiblir les mesures climatiques et d’échapper aux amendes. Pour eux, l’enjeu est grand, puisque les véhicules qui alourdissent le bilan de leur flotte sont aussi ceux qui se vendent le mieux et leur rapportent les marges les plus élevées [4]. Ainsi, plusieurs réglementations spéciales ont été introduites dans les prescriptions relatives aux émissions de CO2 afin de préserver la branche de sanctions trop élevées. Par ailleurs, les importateurs ont mis au point certaines astuces pour contourner ces prescriptions.
Les réglementations spéciales
Le cercle vicieux du surpoids
Les valeurs cibles d’émissions de CO2 sont propres à chaque grand importateur et sont déterminées selon la formule ci-dessous, en fonction du poids moyen de la flotte de chaque grand importateur et du poids moyen du parc suisse nouvellement immatriculé 2 ans auparavant [5].

On remarque que les importateurs de modèles lourds, souvent plus polluants, ont droit à des valeurs cibles plus élevées. Ce système explique en partie la stratégie de promotion massive de véhicules électriques lourds : ils ont pour effet de rehausser la valeur cible de l’importateur, tout en diminuant la moyenne d’émission de la flotte. Ainsi, ils permettent aux importateurs de continuer à vendre en parallèle des véhicules thermiques polluants tout en limitant le niveau des sanctions. Grâce aux supercrédits (voir ci-dessous), cette tactique devient encore plus intéressante pour la filière.
Les groupements (« Pooling »)
Des importateurs peuvent s’associer pour « pooler » leurs flottes, et ainsi demander à être traités en tant que groupement pendant une période maximale de cinq ans, pour atteindre ensemble l’objectif en matière de CO2. Cette manœuvre peut notamment avoir pour but de faire diminuer la moyenne d’émission d’une flotte fortement émettrice en la poolant avec une autre moins polluante.
L’introduction progressive (« Phasing-in »)
Après un abaissement de la valeur limite, les importateurs ont droit à une période durant laquelle une certaine part de leur flotte peut être exclue du calcul. Cette part diminue ensuite chaque année. Ainsi, à la suite de l’abaissement de la limite à 95g CO2/km en 2020, les grands importateurs peuvent soustraire du décompte d’émissions 15% des véhicules de leur flotte. Une part substantielle de véhicules gros émetteurs de gaz à effet de serre peut ainsi être importée sans sanction financière.

Les supercrédits
Après un abaissement de la valeur limite, durant une phase de transition, les véhicules émettant moins de 50g CO2/km bénéficient d’une surpondération dans le calcul des émissions moyennes de la flotte. En 2020, un véhicule dit « propre » bénéficie ainsi d’une pondération de 2 dans le calcul. En d’autres termes, chaque véhicule électrique importé permet de mettre sur le marché deux autres véhicules thermiques polluants.

Les objectifs spécifiques pour constructeurs de niche
Certains modèles hauts de gamme ou de petits constructeurs bénéficient d’objectifs spécifiques : les limites d’émissions sont ainsi jusqu’à 3 fois plus permissives pour une Bentley, Ferrari, Maserati, Lamborghini ou autre modèle de luxe. Le problème, c’est qu’en raison d’un pouvoir d’achat élevé, ces modèles de niche représentent en Suisse entre 5 et 8% des voitures décomptées entre 2012 et 2018 [6].

Les tricheries des importateurs auto
Selon une enquête récente du Tages Anzeiger [7], les importateurs auraient également recours à des pratiques abusives voire illégales, dans le but de contourner la loi sur le CO2 et les prescriptions d’émissions.
La pseudo-immatriculation de véhicules électriques
Cette manœuvre consiste à importer des véhicules électriques et à les immatriculer sans acheteur réel, afin d’améliorer la moyenne d’émissions de la flotte. Ces véhicules, jamais utilisés, sont ensuite réexportés vers l’étranger après une courte période.
Transformation transitoire de voitures de tourisme en véhicules utilitaires légers.
Les importateurs font passer des voitures de tourisme de grande taille (SUV et 4×4 volumineux) dans la catégorie « véhicule utilitaire léger », en ôtant les sièges arrières et les ceintures de sécurité. Il faut savoir en effet que les véhicules utilitaires légers échappaient jusqu’en 2020 aux cibles d’émissions de CO2 et seront inclus désormais, mais à des normes plus permissives que les voitures de tourisme. Après leur première mise sur le marché, ces faux utilitaires sont rééquipés de leurs sièges et réimmatriculés en tant que voitures de tourisme.
Conclusion

Avec le Dieselgate, les constructeurs et importateurs automobiles avaient déjà démontré qu’ils ne s’encombraient ni de principes écologiques ni de préoccupations morales. Leur volonté d’écarter toute mesure de protection du climat se traduit dans cette loi actuelle sur le CO2 largement vidée de toute substance grâce à un travail de lobbyisme au Parlement. Face aux critiques encore timides faites à son encontre, cette branche se protège systématiquement derrière le chantage à l’emploi, ou se justifie en prétendant ne faire que répondre à une demande des consommateurs. Or cette demande est largement conditionnée par cette même industrie, à travers une publicité omniprésente et une dissimulation des véritables coûts environnementaux des véhicules. Il est donc temps de faire connaître le plus largement possible auprès de l’opinion public les pratiques des importateurs ainsi que les graves lacunes de la loi actuelle en termes de protection climatique.
[1] OFEN (2020b)
[2] UPSA (2019)
[3] Bahnmüller (2016)
[4] OFEN (2020b)
[5] Ibid.
[6] OFEN, 2020b, p. 52.
[7] Hänes (2020a ; 2020b)
Liste des Références
Auto-Suisse (n.d.) Dispositions sur le CO2 pour les véhicules neufs. https://www.auto.swiss/fr/politique/dispositions-sur-le-co2
Bahnmüller, K. (04.05.2016) Les importateurs suisses d’automobiles en phase avec le marché européen. Journal Le Temps
Häne, S. (2020a) Autohändler unter Verdacht. Tages Anzeiger, 30.03.2020.
Häne, S. (2020b) Bundesrat knöpft sich Autotrickser vor. Tages Anzeiger, 22.06.2020.
Journal 24 Heures (18.02.2020) CO2: les voitures neuves peinent avec les limites. https://www.24heures.ch/auto-moto/co2-voitures-neuves-peinent-limites/story/26658009
Office fédéral de l’Energie (2017) FAQ – Prescriptions concernant les émissions de CO2 des voitures de tourisme. Berne, OFEN.
Office fédéral de l’Energie (2020a) Objectifs spécifiques s’appliquant en 2020 aux marques des petits constructeurs et des constructeurs de niche conformément à l’art. 28, al. 2, de l’ordonnance sur la réduction des émissions de CO2 641.711. Berne, DETEC.
Office fédéral de l’Energie (2020b) Effets des prescriptions relatives aux émissions de CO2 pour les voitures de tourisme neuves entre 2012 et 2018. Rapport du DETEC à l’attention des commissions de l’environnement, de l’aménagement du territoire et de l’énergie CEATE du Conseil national et du Conseil des États. Berne, DETEC.
Rentsch, C. (2020) 30 km/h pour les importateurs de voitures. Climate News [article de blog] https://klimalandschweiz.ch/2020/06/22/23-juni-2020-tempo-30-fuer-die-autoimporteure/
Union Suisse des professionnels de l’automobile (UPSA) (08.08.2019) Les amendes liées au CO2 explosent. https://www.autoberufe.ch/fr/news/news-archiv/les-amendes-liees-au-co2-explosent