Ce texte pose l’hypothèse que c’est plutôt la sur-motorisation qui produirait, dès l’achat, une charge excessive sur le budget des ménages. Les hausses inéluctables du prix des carburants ne viendraient que révéler cet excès d’équipement automobile qui répond le plus souvent à des besoins non pas réels mais conditionnés.
Selon l’OFS [1], les transports absorbent environ 10% du revenu disponible des ménages en Suisse. Le coût mensuel d’une voiture représenterait, selon les estimations, entre 650 [2] CHF et 830 [3] CHF par mois.
Toutes choses égales par ailleurs, les coûts fixes (amortissement, impôt, assurance, entretien etc.) sont inversement proportionnels au nombre de km parcourus, alors que les coûts variables (prix des carburants, réparations, pneus, dépréciation) augmentent quant à eux avec la distance.
Mais selon le TCS [4], pour un véhicule dont le prix neuf se monte à 35’000 CHF, et pour un kilométrage annuel de 15’000 km (proche de la moyenne suisse [5]), les frais fixes représentent en 2020 62,5% du coût total, contre seulement 14% de coûts variables dédiés au carburant [6].
Le prix d’achat du véhicule pèse donc généralement plus lourdement sur son coût d’utilisation que les frais de carburant. On remarque qu’en raison de l’amortissement notamment, les frais kilométriques peuvent varier du simple au double entre un modèle à 12’000 CHF et un autre à 42’000 CHF (Graphique 1), sans même prendre en compte le fait que ce dernier consommera probablement davantage de carburant.

Les comportements des consommateurs tendent à démontrer que le prix d’achat et la consommation énergétique ne sont pas des critères si déterminants que ça dans le choix du véhicule, et on peut émettre l’hypothèse que le pouvoir d’achat élevé des suisses y contribue.
En effet, ces derniers sont toujours plus friands de véhicules haut-de-gamme et/ou gourmands en énergie. En effet, parmi les 10 modèles les plus vendus en Suisse entre janvier et mai 2020 [7], on retrouve 5 véhicules de type SUV [8] et au moins 8 modèles à un prix neuf supérieur à 40’000 CHF [9]. De plus, le marché de l’occasion tend à se replier ces dernières années, démontrant une préférence croissante pour l’achat de véhicules neufs [10].

L’argument que certains de ces véhicules massifs sont acquis par nécessité professionnelle ne tient généralement pas. En effet, une étude a montré qu’en France, les cadres privés possèdent plus souvent des véhicules lourds et de grosse cylindrée que les agriculteurs ou les artisans [11].
Toutefois, même si les coûts à la pompe ne contribuent que de manière limitée au coût final d’utilisation, la différence peut peser sur certain budgets. Il n’est pas question ici de nier le fait que certaines catégories de personnes n’ont pas d’alternatives à l’automobile et que celle-ci est une dépense « inégalement contraignante [12]» pour les ménages en fonction du revenu à disposition et du lieu de résidence.
Néanmoins, la préférence pour un véhicule plutôt qu’un autre reposerait sur des éléments non pas toujours rationnels mais culturels, sociaux, identitaires et symboliques, et il semblerait que le choix suive désormais plutôt une segmentation horizontale que verticale, c’est-à-dire que le comportement d’achat automobile est déterminé davantage par le groupe social auquel on cherche à s’identifier plutôt que par la classe de revenu dont on fait réellement partie [13]. Ceci expliquerait notamment que 10% de la population suisse vit dans un ménage ayant contracté un leasing auto [14], avec tous les risques d’endettement que l’on connaît, notamment dans la catégorie des jeunes adultes. Et le fait que les ménages aient tendance à sous-estimer jusqu’à 50% les coûts totaux d’un véhicule [15] accroît encore ce risque de surinvestissement automobile.
L’achat d’un véhicule procède d’un libre choix sur un marché où le niveau de consommation de chaque véhicule est clairement communiqué, notamment via l’Etiquette-Energie désormais obligatoire pour les voitures neuves et de plus en plus appliquée aussi aux modèles d’occasion. Mais cette communication n’a de sens que si le prix de l’énergie est fixé à un niveau suffisamment haut pour peser sur le choix. Or le surdimensionnement du parc automobile suisse semble démontrer que le prix des carburants n’est actuellement pas assez élevé pour contrer les facteurs identitaires et culturels à l’œuvre lors du choix automobile, facteurs d’ailleurs alimentés et renforcés par la publicité et par certains médias. Il en résulte un double coût social : d’une part celui des externalités accrues produites par un parc toujours plus polluant, et d’autre part un endettement progressif de ménages qui sont indirectement encouragés à s’équiper au-dessus de leurs moyens.

Le lobby de la voiture ne cesse en effet de nourrir les schémas culturels qui placent l’automobile au rang usurpé de symbole de réussite et de liberté, et d’alimenter des frustrations sociales par des injonctions permanentes à la consommation de modèles neufs et toujours plus gros. Ce même lobby a ainsi favorisé l’émergence d’un parc automobile qui, effectivement, ne peut fonctionner dans ses dimensions actuelles qu’à la condition d’un prix des carburants relativement bas, que certains populistes avec lesquels il est lié s’activent à défendre.
Comme l’a très bien dit une Conseillère aux Etats récemment à propos du renchérissement des carburants, « ces taxes existent pour qu’on ne les paie pas [16] ». En effet, si cet instrument augmente le coût, ce n’est pas pour dégager des revenus, mais pour diminuer la demande. L’enjeu semble donc de comprendre plus précisément par quels mécanismes les ménages consentent encore actuellement à des dépenses si élevées pour leur automobilité – alors même que des modèles moins chers et plus économes sont disponibles sur le marché – et comment susciter et accompagner la démotorisation à la fois quantitative et qualitative, qui permettrait de diminuer la demande en carburants fossiles et rendrait les ménages plus résilients et moins vulnérables face aux fluctuations des prix de l’énergie.
Liste des références
[1] Revenus et dépenses de l’ensemble des ménages, 2017. (Office fédéral de la statistique, 2019).
[2] Union professionnelle suisse de l’Automobile (UPSA), 2020
[3] TCS, 2020 https://www.tcs.ch/fr/tests-conseils/conseils/controle-entretien/frais-kilometriques.php
[4] Ibid.
[5] Office fédéral du Développement territorial, ARE (2020) Distances parcourues par les véhicules suisses. Résultats de l’enquête périodique sur les prestations kilométriques. Berne.
[6] Avec comme valeur de référence une essence à 1.61 CHF/litre (TCS, Conseil Mobilité. Frais kilométriques. 30.01.2020)
[7] Auto-Suisse (2020) Mises en circulation des voitures de tourisme neuves
[8] VW Tiguan ; Mercedes GLC; BMW X3 ; Volvo XC 40; Skoda Karoq.
[9] VW Tiguan; Mercedes GLC ; Tesla Model 3 ; Volvo XC40; BMW X3; Mercedes Classe A; Skoda Karoq ; VW T6. (Selon Comparis.ch, consulté en juin 2020).
[10] Union professionnelle suisse de l’automobile (n.d.) Auto-i : le marché de l’occasion s’effondre. https://www.agvs-upsa.ch/fr/news/news-archiv/auto-i-le-marche-de-loccasion-seffondre
[11] Demoli, Y. (2015) Carbone et tôle froissée. L’espace social des modèles de voitures. Presses de Sciences Po. 56, 223-260.
[12] Démoli, Y. & Lannoy, P. (2019) Sociologie de l’automobile. Paris. Ed. La Découverte (p. 78)
[13] Ibid., p.59
[14] OFS (2012) Endettement des jeunes adultes. Analyses complémentaires de l’endettement des jeunes Adultes. Neuchâtel. http://www.stop-surendettement.ch/wp-content/uploads/2013/07/OFS-endettement-des-jeunes-adultes.pdf
[15] Andor, M.A., Gerster, A., Gillingham, K.T., Horvath, M. (2020) Running a car costs much more than people think — stalling the uptake of green travel. Nature, 580, pp. 453-455
[16] Adèle Thorens, dans le journal 24Heures du 09.06.2020
Pour aider au choix, couplée avec un taxe automobile juste cela permettrait de freiner cette fuite en avant :
https://www.linkedin.com/pulse/permis-de-polluer-vers-une-taxe-automobile-juste-et-yohann-jacquier/
Les indices de référence étant par exemple un poids objectif de 1500 kg et une puissance « normale » de 80 kW.
La nouvelle taxe annuelle serait indexée sur nouvel indice : (Poids Réel x Puissance Réelle)/(1500 x 80)
Si l’on multiplie les taxes actuelles des cantons de VD ou SZ (dont la progressivité est très intéressante) par une fraction de cet indice (par exemple 0.7 la première année de sa mise en place), la taxation apparaît beaucoup plus juste et incitative !
Merci pour cette contribution! Tout à fait d’accord sur la nécessité d’une harmonisation fédérale de la taxation. Le lobby routier n’apprécie pas la taxation poids*puissance car évidemment cela pénalise les gros véhicules électriques surmotorisés, considérés à tort comme vertueux… Et malheureusement ce greenwashing semble rencontrer un certain succès auprès des acheteurs.